B A M I Y A N , B A M I Y A N . . .
Image :
Roland et Sabrina Michaud
Elle s’approche de la commode.
Avec précaution, là, à droite, elle saisit un livre.
Un peu vieilli, un peu usagé…
C’est le Journal de Yalda.
Elle l’ouvre silencieusement.
Beaucoup de mots, peu d’illustrations…
Elle va chercher son minuscule Canon SX 210.
Elle ouvre bien grand le petit livre.
Page 23.
L’image de droite, c’est celle qu’elle préfère.
Elle va la photographier pleine page.
C’est un portrait sépia de Yalda.
Une simple légende :
« Bamiyan. 2 janvier 1940. Yalda chez sa tante Chebaka. »
Elle fait minutieusement plusieurs clichés,
en variant l’éclairage, la mise au point,
ou bien les deux.
Elle file à son ordinateur.
Elle transfère les images.
Zip !
La première est superbe.
Elle a comme un petit pincement au cœur…
Elle recadre soigneusement, elle ajoute un peu de contraste.
Elle augmente un brin la netteté.
!!!
Nerveusement, elle ouvre sa messagerie.
Elle voudrait prendre son temps,
mais elle a besoin d’aller vite, très vite !
Elle saisit l’adresse mail d’Habiba Sorabi.
Habiba Sorabi est une femme.
Personne ou presque ne le sait,
mais elle est, depuis peu,
le Gouverneur de la Province de Bamiyan,
en Afghanistan.
Bamiyan et ses bouddhas géants légendaires…
Le plus grand mesure exactement 53 mètres.
Elle le sait.
Depuis qu’elle est toute petite.
C’est inscrit dans sa mémoire.
Pour toujours.
Trois bouddhas impassibles.
Magnifiques. Hiératiques.
Sereins, presque souriants.
Eternels.
Ou presque...
Image datant des années 60 / 70
Roland et Sabrina Michaud
Patiemment, dévotement sculptés vers le Ve siècle,
dans la falaise ocre qui domine le village étalé et ses terrasses
blanches…
Ve siècle…
Un peu avant ? Un peu après ? On ne sait pas très bien.
Trois bouddhas géants, dynamités un matin de mars, dans la
sainte euphorie des Talibans, en l’an 2001.
An 2001, Odyssée vertigineuse de l’espace et du temps…
Emotion internationale. Ebranlement des consciences.
Choc personnel.
Je peux vous le dire maintenant :
Son père avait travaillé là-bas, il y a longtemps déjà, pour une mission
archéologique…
En fait, elle ne dit jamais « mon père »… Elle dit « papa ».
Elle commence à rédiger son mail.
Fébrilement.
Il sera très court.
« Chère Habida,
Voici l’image que je regarde chaque soir, avant de m’endormir.
Oui, c’est Yalda…
Je pense à vous, aux bouddhas de Bamiyan,
à la poussière blanche des pistes et des chemins,
aux boulangers des rues travaillant à genoux, courbés,
sur le trottoir, de l’aube au coucher du soleil...
...aux femmes fantômes, vêtues de bleu,
aux hommes enturbanés, mystérieux,
fumant silencieusement le nargilé des après-midis entières,
dans des tchaïkanas sombres et couvertes de tapis rouges…
Je pense aux enfants fiers, le regard clair,
marchant pieds nus dans les rues…
Je pense aussi, encore et toujours, aux cerfs-volants de Kaboul…
Respectueusement. »
Elle signe.
Elle fait glisser l’image dans la petite fenêtre, en haut, à droite de son courrier.
Elle clique sur Envoyer.
Juste un petit « bip »!
Son regard pétille. Elle respire.
Une petite enveloppe frémit, puis s’envole.
Ouf...
Son dos frémit aussi.
Une icône sur l’écran.
Une icône dans ses rêves…
Pénélope Estrella-Paz
Mars 2013
Mémoires de l'Afghanistan :
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